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Extraits choisis 

Vendredi 5 janvier 1962, 20 heures 54.

Imprimerie du PSM

Bagnols (Marronie)

Comme chaque vendredi soir, il règne une activité fébrile à l’imprimerie. Il faut absolument que Débout Marronie soit distribué le lendemain matin par Sainte-Luce CAJAZZO, originaire de Nulparvil, dévoué pour la cause, mais aussi par Bécassine MARIE-MICHELLE. Ces ardents camarades sont déjà sur place pour connaitre la teneur du journal et faire l’article toute la matinée auprès des passants et chez les lecteurs habituels. Leur technique est bien rodée maintenant, ils prennent un grand nombre de journaux sur la tête et dans les bras. Ils font une première tournée pour livrer les dépôts tout en vendant à ceux qu’ils croisent. Sans avoir lu les articles, ils en donnent la substance, en y ajoutant, pourquoi pas, quelques bribes de discours entendus précédemment. Ensuite, ils reviennent à l’imprimerie s’approvisionner et alimenter d’autres dépôts dans d’autres quartiers. Cette incessante déambulation participe à l’animation de Bagnols le samedi matin.

Pour l’heure, l’édition n’est pas encore bouclée. Il y a bien sûr la carte de visite des vœux, mais l’actualité est relativement légère après cette trêve des confiseurs. L’article à la une est titré « Sur la route des réalités ». Le Député y développe une fois de plus ses arguments chocs : « La République Gaulienne a toujours reconnu le respect des coutumes et des traditions ainsi que la personnalité des différents territoires. Les humiliations que nous subissons quotidiennement sont-elles faites pour assurer cette cohésion au sein de la Nation ? Surtout au moment où les perspectives d’avenir ne sont pas tellement belles pour notre Gaule. Nous ne pouvons plus concevoir que toutes les décisions soient prises sans consultation, et par conséquent, sans l’accord des représentants élus de la Marronie. Nous ne pouvons pas accepter que les propositions des représentants marroniens soient déformées pour être retournées contre la Marronie, contre les Marroniens. »

Justinien KICOUPES, parcoure le chemin de fer. Il y a trop de blancs. Il appelle Léonard LAPAIX, son responsable d’impression, et Eugène RIGOLE, le Rédac’ en chef.

_ Faut qu’on mette deux trois cabochons en 3 et en 4, dit Justinien, en constatant qu’il fallait boucher des trous en troisième et quatrième pages.

_ Je vais voir ce qu’y a au frigo, répond Eugène.

_ Tu veux un papier sur mon intervention de la séance du 12 décembre, à propos du statut des Mocores ?

_ Ça fera un peu réchauffé, non ?

_ L’essentiel est de rappeler que j’ai, une fois de plus, dit à la tribune de la Convention que depuis près de trois ans, je me bats pour un territoire qui, à l’heure actuelle ne possède pratiquement pas de législation, (ce qui a fait « roucler[1] » les membres du gouvernement). J’ai insisté sur la nécessité urgente de régler le cas de l’administration de la Marronie et déploré qu’un député des anciennes colonies ne puisse alors prendre une initiative parlementaire. Là, l’hostilité des ministres à mon endroit n’a pas été feinte. Ils m’ont envoyé des mots d’oiseaux. Certains, encouragés par les élus de leur bord, m’ont même menacé.

_ Fais attention, Patron ! dit Léonard Tu ne sais pas ce que ces gens sont capables de faire ! Parfois, les menaces ne sont pas de vains mots.

_ Ils deviennent de vrais maux. Tu me l’as dit cent fois, Camarade.

_ Il faut que tu aies un garde du corps. Si tu n’y prends garde, un jour ils te feront la peau !

_ Je sais, je sais. Mais pour l’instant, nous avons un journal à boucler. Le Génie, (petit surnom amicalement donné à Eugène par Justinien), tu rallonges le cheval de la une sur les bienfaits du Service Militaire Equivalent.

_ Comme on n’a pas de D.H., qu’est-ce qu’on fait ? interroge Eugène.

_ La Dernière Heure, c’est maintenant. Et il n’y en a pas. Donc, tu mets aussi une tartine sur nos réunions hebdomadaires du mercredi au Chapelle, répond Justinien.

Sur ce, chacun va faire du jus. Eugène s’enferme pour pisser la ligne. Lui, Justinien sort avec un bloc papier et s’assied entre les racines de l’arbre du jardin. Le manguier est déjà en fleurs. Il ne tardera pas à porter des fruits juteux et succulents qui font le bonheur des enfants du voisinage. Ils se faufileront discrètement à travers la rotative et les rames de papier. Ils repartiront tout aussi discrètement avec leur chapeau plein de Bassignacs, cette variété de mangues très sucrées au goût légèrement alcoolisé. Calmement, Justinien observe les oiseaux qui picorent les fruits déjà mûrs. Il remplit sa pipe, l’allume, et réfléchit sur l’article incendiaire qu’il va faire.

Brusquement, un cri strident.

C’est Léonard qui est au fond de la réserve.

Tout le monde accoure. L’homme, pourtant de constitution solide, est à genou, tout tremblant. Ne pouvant répondre aux nombreuses interrogations qui lui sont posées en même temps. Enfin, il allonge le bras en direction du stock de papier derrière le marbre.

_ Là…, Là, derrière… , arrive-t-il à balbutier.

Tous les regards se tournent vers les rames de papier vierge. Il y a en effet quelque chose de bizarre. On dirait… Oui, c’est bien cela … un quimbois !

Bécassine est déjà à genoux en train de prier tous les dieux du ciel. Léonard se met à grommeler des jurons dans sa langue maternelle. Eugène peine à reprendre son souffle. Sainte Luce et les autres n’en croient pas leurs yeux. Ils sont tous étonnés que quelqu’un ait pu déposer cette horreur jusqu’au fond de l’imprimerie. Loulou ARGENTIEL a saisi son appareil photo et fait crépiter son flash.

La sorcellerie n’est pas la tasse de thé de Justinien. Il demande aux dames de tourner la tête et déboutonne sa braguette afin de répandre copieusement une urine salvatrice sur ce sortilège, du moins, le pense t’il. Bécassine insiste pour mettre dessus une cuiller retournée recouverte d’un crucifix afin de chasser le diable. Ne trouvant pas de crucifix à l’imprimerie, un chapelet fait l’affaire. Après avoir accédé à ses désirs, Justinien écarte Bécassine et entreprend de débarrasser le local de ce « paquet ». A la lumière du réverbère, il en examine les composantes : un poulet, plumé sur un côté, attaché à une petite poupée dans laquelle il y avait de nombreuses épingles piquées sur tout le corps, une page de journal, un tissu de robe, un bord de feutre de Justinien, un morceau de cuir, provenant d’une chaussure ou d’un sac, un œil de cabri, le tout arrosé de sang.

Qui a bien pu faire cela ?

_ Bien, la récréation est finie, on a un journal à terminer ! ordonne Justinien, comme quand il est face à ses élèves.

[1]Rouspéter.

Mercredi 9 mai 1962, 10 heures

Villa Oubliés-lès-Gonesse (Gaule)

La base militaire de Villa Oubliés-lès-Gonesse est immense. A la guérite d’entrée, Jean FAUXCULS, Secrétaire général du Château, n’a pas eu de problème pour y accéder dans sa voiture officielle. Il en est de même pour le ministre de l’intérieur, Igor CHAUDFROID qui s’est présenté en DS noire avec chauffeur. L’avocat Simon LEVENDEUR, quant à lui, a dû sortir son laisser-passer. Par contre, Eric-PONT-A-MOUSSON, alias Le singe, a été bloqué. Impossible de passer. Malgré son laisser-passer, le caporal de service fait quelques réticences. Devant les insultes proférées par l’homme des basses besognes, il a fallu appeler le sergent-chef. Devant son imperméabilité, le commandant de garnison a été prié de trancher. Celui-ci en a référé à son Lieutenant-colonel. Lequel a contacté le général de division aérienne (trois-étoiles, s’il vous plait !). Ce dernier a signalé que Monsieur PONT-A-MOUSSON était effectivement attendu dans la salle de briefing attenante à son bureau. Après avoir garé sa vieille Panhard PL 17 grise dans le parking visiteurs, il est conduit dans une Jeep puis dans un fourgon sans vitres jusqu’au lieu de rendez-vous.

Après trois passages de badges, le Tube Citroën arrive enfin au point P. Le singe n’en revient pas. Lui, l’ancienne fripouille, le reconverti, aux ordres des grosses huiles du pouvoir, on lui fait des saluts quand il passe. Eh, oui, le monde change !

La salle de réunion est tout ce qu’il y a de plus classique. Grande table en V, rétroprojecteur, et tableau papier. Rien aux murs, à part un grand tableau noir devant lequel un écran rétractable est accroché au plafond.

Le général de division aérienne s’avance alors que le caporal de service lui présente Le singe.

_ Bonjour Monsieur PONT-A-MOUSSON. On n’attendait plus que vous.

_ Oh, Put…, c’est pas facile de rentrer dans cette crèche ! Ils m’ont cherché des poux dans le ciboulot, vos Gugusses ! Enfin, je suis dans la place !

_ Affirmatif. Eh bien, je vais vous présenter les autres participants. Mais je crois que vous en connaissez déjà plusieurs, dit le Général.

_ y’a deux-trois têtes de turcs avec qui j’ai déjà cassé la croûte, répond t’il.

_ Affirmatif. Alors, ça s’annonce bien ! Par ici, il y a Monsieur Paul FAUXCULS, le Secrétaire général du Château, que vous connaissez, le ministre de l’intérieur, Igor CHAUDFROID, que vous connaissez également, Me Simon LEVENDEUR, votre ami, je crois, ensuite, Alain FULBERT, surnommé « Le sanguinaire », spécialisé dans les opérations disons… « expéditives » et Philippe ANDRE, actuellement en poste dans le désert, il est appelé à de hautes fonctions dans le renseignement. Il y a mon second, sur cette opération, le lieutenant-colonel Luke BUTTERLAND qui nous rejoindra dans quelques instants.

_ Et vous ? Le Général Gontran POMMIER, c’est ça ? demande Le singe.

_ Affirmatif. Outre la gestion de cet aéroport militaire, je suis en charge de la direction de la SECDE, la Section des Eléments Capables de Dévier les Evénements.

_ Les Barbes rouges, quoi !

_ Affirmatif. Je vois que votre ami a le verbe facile, dit le général en se tournant vers l’avocat.

_ Parfois un peu trop, mon Général. Sa grossièreté n’a d’égal que son bon sens populaire et sa connaissance du milieu. N’hésitez pas à le recadrer, à l’occasion, conseille Simon.

_ Affirmatif. Je passe la parole à Monsieur CHAUDFROID qui avait commencé cette opération… Mais, excusez-moi, Monsieur le ministre, voici le lieutenant-colonel Luke BUTTERLAND. Ne vous fiez pas à son patronyme à consonance anglaise, il est méditerranéen. Et ça s’entend quand il parle. Donc, je vous passais la parole, Monsieur CHAUDFROID.

_ Bien. L’affaire est simple. Il y a un député qui irrite quelque peu le Colonel. Il nous demande de lui casser la pipe.

_ Pour être concis, c’est concis. Je dirais même plus, si l’on parle de notre souverain, que c’est de la sire-concision, Ah, Ah, Ah ! lance Le sanguinaire, dans un éclat de rire gras, toujours à la recherche d’un bon mot.

_ Monsieur FULBERT ? Merci ! dit d’un ton sec le ministre. Je vous ai préparé pour chacun un dossier qui est devant vous. Il y a des coupures de journaux, des extraits d’interventions à la Convention, la fiche de police, les rapports de filature et une synthèse des RG, les Renseignements Généreux. Bien entendu, tout ce que nous dirons ou ferons dans le cadre de cette opération doit rester hyper confidentiel. Le plus grand soin doit être apporté à nos couvertures. On a déjà suffisamment de tracas dans le désert pour s’en ajouter avec la forêt !… Questions ?

_ Oui, les mecs. Question discrétion, c’est pas fameux ici. On devrait trouver une piaule isolée en banlieue ou un vieux hangar désaffecté sur les quais, mais ici, c’est pas top ! déclare Le singe.

_ Suis d’accord. Pas discret du tout, cette réunion. Je veux bien que c’est la grande muette, mais quand même ! renchérit Le sanguinaire. Il y a au moins trente faces-de-rat qui m’ont vu entrer dans ce fourbi !

_ Bien. Je prends bonne note. Pour les prochaines rencontres, il y aura plus de discrétion. Le lieu et la tenue vestimentaire vous seront indiqués.

_ Le nom de code de cette opération ? interroge le Général.

_ Bien. Ce sera l’opération « Casse-pipe », parce que notre infortunée victime est un député qui fume beaucoup la pipe, répond Igor.

_ Ah, Ah, Ah !, je me marre, s’esclaffe Le singe.

_ Qu’attendez-vous de nous ? demande le Général.

_ Avec les services externes de Monsieur PONT-A-MOUSSON, plus couramment appelé Le singe, nous avons eu des tentatives infructueuses. Il faut maintenant régler dé-fi-ni-ti-ve-ment cette affaire ! Il nous a glissés trois fois entre les doigts. Il faut le coincer là où nous sommes sûrs qu’il ne pourra pas s’échapper.

_ C'est-à-dire ? questionne Luke BUTTERLAND.

_ Bien. Dans un avion. Il lui arrive de faire la navette entre son territoire et la capitale en avion. Et donc, il faut monter une opération feu d’artifice, précise le ministre de l’intérieur. Nous aurons besoin de vos spécialistes et de vos appareils pour cette gerbe finale, si je peux m’exprimer ainsi.

_ Et il prend un avion de lignes régulières ? se renseigne l’adjoint du Général.

_ Bien. Dans toute action il peut y avoir des dommages collatéraux, vous le savez bien. Je précise que nous avons les pleins pouvoirs du Colonel. Nous ne sommes pas limités par un budget. L’objectif est simple : Tuer le député.

Un ange passe. Un silence lourd s’abat sur la salle. On entend au loin des jets qui décollent. Les participants à cette réunion ne sont pas des anges, justement. Le cadre est tracé. Ils ont donc toute liberté d’imaginer la solution la plus sûre de réussir cette mission.

_ Quels sont les délais ? interroge le Général.

_ Bien. Le plus tôt possible. Mais il ne faut surtout pas d’erreur de casting, répond le ministre de l’intérieur. Nous savons qu’il viendra siéger à la Convention après-demain et qu’il repartira la semaine prochaine.

_ Huit jours ? C’est trop court pour une opération zéro risque en toute discrétion. Je ne peux pas m’engager sur un délai si court. C’est quoi le prochain créneau ? demande le Général.

_ Bien. Dans environ un mois, il doit intervenir à la tribune pour justement présenter son fameux projet de statut spécial, comme il dit, répond le ministre. Il serait bon qu’on lui coupe le sifflet avant qu’il ne parle dans le micro, si vous voyez ce que je veux dire ?

_ C’est jouable. Nous mettrons le dispositif qu’il faut. Il faut caler des opérations d’exercice en vol avec le tir réel. Bien entendu, je suppose que vous ne souhaitez pas que l’accident ait lieu sur le territoire national, pour ne pas attirer ces fouines de journalistes ?

_ Bien. Je confirme, mon Général. En pleine mer, il faudrait faire beaucoup de recherches pour retrouver le corps. A l’une des escales, c’est plus facile. On pourra identifier le cadavre et confirmer la réussite de l’opération.

_ Attention à ne pas se mettre à dos les pays amis, fait observer l’avocat du groupe.

_ Bonne remarque, Maître, approuve le Général.

_ Récapitulons : Un accident en vol au-dessus d’une terre gaulienne, dans environ un mois, dit le Secrétaire général du Château.

_ Affirmatif, répond le Général.

_ Et que proposez-vous comme méthode ? demande Jean FAUXCULS.

_ Bien, je pense qu’il faudrait donner la parole aux spécialistes. Nous avons Monsieur FULBERT qui est adjoint au Cabinet, mais qui est un homme sur qui l’on peut compter pour certains … disons, « détails ». N’est-ce pas ? Parlez-nous des méthodes possibles dans la situation présente.

_ Ouais, j’allais prendre sommeil, les gars. Faut pas tourner autour du pot. Il n’y a que le TNT de vrai. Alors, c’est quoi le TNT, me direz-vous ? C’est du Trinitrotoluène. C’est en quelque sorte un composé chimique de type aromatique cristallin. Je vous passe sa composition chimique, je pense que vous êtes trop nazes pour comprendre ça ! Mais c’est important. Parce que, en fonction de son lieu d’utilisation, ou de sa manipulation, on peut louper son coup, ou se faire péter les roubignoles. Enfin, j’me comprends. La solution que je propose, c’est de mettre un pain de plastic dans le zinc et de prévoir le déclencheur à la bonne heure pour qu’il soit au-dessus de la région que vous voulez.

_ Bien. Ce plan a l’avantage d’être simple, dit le ministre. Mais il pose deux problèmes. Le premier, si le déclencheur ne se déclenche pas. Quel autre moyen a-t-on d’actionner la charge ? Le second problème est l’heure. Si l’avion prend plus de temps que prévu, retard au décollage, vents contraires, etc…. Il risque d’exploser en vol. Or nous voulons avoir le corps pour être sûr qu’il est passé de vie à trépas. Une autre idée ?

_ A mon avis, en travaillant avec des ondes hertziennes, depuis le sol, on peut déclencher le détonateur à distance raisonnable, dit Luke BUTTERLAND.

_ Bien. Bonne proposition. On avance, note Igor CHAUDFROID. Qui d’autre fait une proposition ? Mon Général, vous voulez intervenir ?

_ Affirmatif. Il y a également la possibilité d’intercepter l’aéronef en vol. On peut le prendre pour cible au-dessus d’une zone inhabitée quand il est en approche.

_ Voilà l’idée qu’il nous fallait, dit Jean FAUXCULS. J’adhère. Est-ce que l’on peut compter sur votre escadrille de jets, mon Général ?

_ Affirmatif. Mais pour cela, il faut monter une mission. Cela va demander de mettre en place toute la logistique qui d’impose. Si vous nous donnez trois semaines, on peut vous concocter un plan, répond le Général.

_ Bien. Vous avez deux semaines, mon Général. Pas une de plus ! décide le ministre de l’intérieur. Entre temps, Le singe, vous nous présenterez des petits amuse-gueules comme vous savez les faire. Mais que du sûr. Pas de bavures. On décidera si ça tient la route. Rendez-vous dans quinze jours dans un lieu plus discret. Pas d’autres questions ? La séance est levée 

Dimanche 10 juin 1962, 11 heures 15.

Rimère-Monbeau (Marronie),

Comme souvent le dimanche, le jardin de la villa de Jean DULIERRE – DE SAINTE SUZANNE accueille de nombreuses voitures de maître. La Studebaker Golden Hawk coupé du propriétaire des lieux, une Floride rouge, une 4L, deux DS 19 blanches, une Chambord bleu anthracite notamment. A l’étage, comme souvent, les hommes conversent au salon tandis que les femmes s’affairent dans la cuisine et sur le balcon. Les enfants, pour leur part, gambadent sur le gazon et s’amusent dans les structures disposées ici et là dans la propriété. Pour cette journée dominicale, le soleil est de la partie. Comme souvent, les hommes font un tour d’horizon de l’actualité avant de passer à table. Comme souvent, Pierre-Edmond et Jacques-Yves se taquinent l’un l’autre. Ce qui ne plait pas à Jean qui est particulièrement tracassé. Ce qui lui donne une migraine effroyable. Ce matin, personne ne veut aborder le sujet qui fâche, mais l’heure passe, et il faudra bien l’évoquer avant le déjeuner.

Le patron des patrons de la Marronie en est à son troisième Aspro de la matinée. Il se met debout pour annoncer qu’il va prendre la parole, mais la céphalée est si violente qu’il se rassied. Il tousse pour s’éclaircir la voix :

_ Mes amis, mes amis ! J’ai honte de vous annoncer notre nouvel échec. Louis-Philippe, puisque tu étais en charge de ce coup, je te passe la parole.

_ Merci Jean. Il faut vous dire qu’on manque de chance. Il y a juste un petit grain de sable qui a tout fait riper, dit Louis-Philippe.

_ Raconte-nous d’abord les faits. On fera les commentaires après, commande Jean.

_ D’accord, d’accord. Donc, sachant que notre député avait un faible pour la gente féminine, on avait envisagé de lui mettre une femme dans les pattes. Le temps de recruter une personne digne de confiance, de la former, de trouver la bonne date et la bonne adresse, cela m’a pris près de trois semaines à temps plein.

_ Ne nous fait pas pleurer. Tu ne fous rien de toute la journée. Tu n’es pas comme nous qui devons faire tourner des entreprises ! lance Pierre-Edmond.

Le rentier, oisif, jouisseur et profiteur regarde le chef d’entreprise d’un air dédaigneux. Il sort un paquet de Philip Morris King size et s’allume tranquillement une longue cigarette. Après avoir tiré deux bouffées, il décide de continuer son récit :

_ Donc, notre fille a été formée à identifier la cible, à évoquer des sujets qui l’intéressent, à se rendre indispensable, mais aussi à manipuler du poison et un poignard. Tout s’est passé comme prévu. Le député est arrivé le jour dit à Septime la chapelle. Il a fait la partie officielle, sans problème. Et comme notre bonhomme a des petites manies, nous présagions qu’il se serait rendu à l’église pour admirer les fresques. Eh bien, ça n’a pas loupé ! Et c’est à ce moment que notre Mata Hari est intervenue. Justinien KICOUPES est tombé immédiatement amoureux fou. Il faut dire qu’elle sait s’y prendre, la bougresse !

_ Les faits. Uniquement les faits ! rappelle Jean.

_ Ils quittent l’église vers treize heures trente. Ils parlent toute l’après-midi. Ils en oublient de manger. En fin d’après-midi, ce qui n’était pas prévu, elle décide d’aller se baigner nue dans la rivière Counacoubo. Notre député pense d’abord au quand-dira-t ’on, puis, il va se baigner également tout nu. Arriva ce qui devait arriver… Je vous passe les détails. Quand ils ressortent, ils ne retrouvent pas leurs vêtements. C’est finalement le photographe et le responsable de l’imprimerie de Debout Marronie qui les leur donne. Toute la délégation du PSM dîne avec Mata Hari. A l’heure du coucher, comme elle n’avait pas de chambre, KICOUPES, grand seigneur, lui propose de partager sa couche…

_ Et plus si affinité ! complète Pierre-Edmond.

_ Tout ça était prévu. Elle devait lui faire boire une tasse d’infusion avant de dormir. Afin qu’elle puisse le poignarder en toute tranquillité.

_ Et c’est là que le plan échoue, indique le patron des patrons. Elle prend sa tasse et sombre immédiatement dans un sommeil profond. Quand ils la réveillent au petit matin, avant de repartir pour Bagnols, ils lui font avouer par la force qui lui a donné l’argent et le poignard. Elle a beau dire qu’elle ne connait pas Louis-Philippe, mais je crains qu’ils aient posé des questions suffisamment adroites pour qu’elle donne des indices qui pourraient permettre de remonter jusqu’à nous.

_ Où est-elle, demande Jacques-Yves ?

_ Elle se cache dans des favelas de son pays. Ce sera pas facile de la retrouver répond Louis-Philippe. Vraiment, on est passé très près du succès. Il s’en fallait de peu. D’après ce que j’ai compris, elle était tellement obsédée par la prise de tisane qu’il a dut flairer un piège.

_ Bon, les gars, c’est l’heure de passer à table, informe Pierre-Edmond.

_ Mais, c’est pas possible, ce mec est un ventre ! Rien dans le ciboulot ! On parle de choses sérieuses. Il pense qu’à la bouffe, rouspète Jacques-Yves.

_ Ne recommencez-pas vous deux ! tonne Jean. Il n’y a qu’une seule réponse. On nie tout en bloc. Pas de témoin, pas de crime, on est clean, d’accord tout le monde ?

A peine a-t-il donné ce mot d’ordre qu’une voiture inhabituelle se présente sur le gazon de la propriété. A côté des voitures de luxe rutilantes, la dauphine beige qui se gare fait bien pâle figure. Les békés se lèvent pour voir qui se présente ainsi à l’heure de l’apéritif. Et, surprise, ils n’en croient pas leurs yeux.

Il s’agit bien du député Justinien KICOUPES.

Il descend du véhicule et regarde autour de lui afin de s’assurer qu’il n’y a pas de chiens. Il ouvre la porte arrière et récupère son Baise-en-ville. Il attend quelques instants que quelqu’un lui fasse signe. Pas de jardinier, ni de domestique, il suppose que l’entrée se trouve sous la maison, mais il n’ose y entrer sans l’invitation formelle du maître des lieux.

Cette visite fera date dans les annales de la caste béké en Marronie. Les femmes ont accouru et se cachent derrière les persiennes pour ne pas être vues du visiteur.

Finalement, Jean DULIERRE – DE SAINTE SUZANNE se rapproche du balcon et indique au député le chemin pour accéder à l’étage. Sa migraine redouble d’intensité. Il prend un quatrième Aspro.

Arrivé à l’étage, Jean fait les présentations. Justinien KICOUPES prie le grand béké de l’excuser pour cette intrusion sans rendez-vous :

_ Je vous remercie de me recevoir chez vous, en ce jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage.

Après avoir vérifié le froid que ses propos viennent de jeter, Justinien reprend :

_ Rassurez-vous, je ne suis pas venu parler de notre passé commun. Encore que… Encore que… Voilà, j’ai apporté quelque chose que vous aviez confié à quelqu’un, Monsieur DUCLOU, Louis-Philippe DUCLOU, c’est bien cela ?

_ En effet, répond l’interpelé.

_ Oui, je ne voudrais pas faire de méprise, Monsieur DUCLOU.

_ De quoi s’agit-il ?

_ De ceci, dit’il en ouvrant sa sacoche et en prenant le poignard Cudeman.

A la vue de l’arme blanche, Louis-Philippe devient également blanc comme un linge. L’émotion est trop forte pour lui. Il s’assied.

_ Rassurez-moi, Monsieur DUCLOU, c’est bien à vous ce poignard ?

_ Euh… Euh… Oui. Enfin, il lui ressemble, arrive t’il à se rattraper.

_ Je préfère vous le remettre. Pour ma part, je n’en ai aucune utilité. Tandis que vous, pour la pêche, pour la chasse, il est bien utile, n’est-ce pas ?

_ Je dois avouer que je l’aime bien, dit-il en prenant l’arme et en la tournant dans tous les sens. Oui, c’est bien lui.

_ On ne sait comment vous remercier, Monsieur KICOUPES, enchaine immédiatement le patron des patrons. Louis-Philippe, enfin Monsieur DUCLOU, m’avait dit qu’il avait perdu son couteau il y a deux semaines, je crois. Où l’a-t-on trouvé ?

_ Oh ! C’est une longue histoire, Monsieur DULIERRE – DE SAINTE SUZANNE. Je ne voudrais pas troubler votre petite réunion familiale. Sachez simplement que l’on a trouvé ce poignard en même temps que quelque chose qui vous appartenait.

_ Qui, à moi ? demande le grand béké.

_ Oui, A vous, se contente de dire Justinien, jaugeant l’effet de sa réponse sur l’homme à la migraine.

_ Tiens donc !

_ Auriez-vous perdu quelque chose récemment ? Vous aurait-on volé quelque chose ?

_ Non, répond t’il immédiatement.

_ Allez, prenez votre temps ! conseille Justinien, toujours debout, tout comme les autres, à l’exception de louis-Philippe qui transpire à grosses gouttes.

_ Non, non. Je n’ai rien perdu, affirme t’il.

_ Et pourtant, vous êtes un chef d’entreprise rigoureux. Si quelqu’un vous avait volé, vous l’auriez certainement déclaré aux autorités ? N’est-ce pas ?

_ Evidemment.

_ Donc, vous n’avez rien perdu. On ne vous a pas volé. J’en conclus que c’est vous qui avez cacheté cette lettre.

_ Quelle lettre ?

_ Ah, autant pour moi ! La voilà. Justinien ouvre à nouveau sa sacoche et en sort une enveloppe blanche.

L’effet est immédiat. Le patron des patrons entre dans une violente quinte de toux. Il ne peut s’arrêter de tousser. Alors que Louis-Philippe était livide, Jean DULIERRE – DE SAINTE SUZANNE est rouge comme un piment Bonda-Man-Jacques.

_ C’est bien à vous, n’est-ce pas ? demande Justinien.

_ Toutes les enveloppes se ressemblent, Monsieur le député.

_ Je vous l’accorde. Mais, il n’y en a pas beaucoup qui ont les traces du tampon des chantiers DULIERRE au dos. C’est à croire que l’on a oublié de la tamponner. On a certainement dû la mettre de côté pour l’utiliser si jamais on avait besoin d’une enveloppe neutre. N’est-ce pas, Monsieur DULIERRE – DE SAINTE SUZANNE ?

_ Je ne sais. Croyez-vous que je surveille le nombre d’enveloppe tamponnées ou pas de mes entreprises ?

_ Vous ne surveillez peut-être pas le nombre d’enveloppes, mais c’est vous qui utilisez celles-ci. C’est très simple. D’après mes renseignements, tous les tampons de votre entreprise sont de couleur noire. Même ceux marqués « copie ».

_ Et alors ?

_ Et alors, regardez bien la couleur de l’encre. Elle est de couleur bleue. Oui, ça m’arrive de trainer mes guêtres dans l’imprimerie du journal Debout Marronie. L’encre bleu marine n’est pas de l’encre noire. Et il n’y a que sur votre bureau qu’il y a des tampons de couleur bleu marine.

_ Où voulez-vous en venir ?

_ Que vous avez pris une enveloppe (que vous croyiez vierge) pour y glisser 10 000 NF dedans et remettre à votre tueuse à gage. Vous pouvez vérifier, le compte y est.

_ Je ne connais pas cette personne, avoue Jean, entre deux quintes de toux. J’ai seulement remis l’argent à Louis-Philippe.

Puis, se reprenant, il dit d’une voix retrouvant toute son assurance :

_ Mais vous n’avez aucune preuve de ce que nous avons fait, Monsieur KICOUPES.

_ Des preuves de quoi ? demande Justinien, l’air faussement naïf.

_ Vous ne pourrez pas prouver que nous avons donné ce poignard à cette fille et que nous l’avons payée pour vous tuer.

_ Je ne suis pas de la police, Monsieur DULIERRE – DE SAINTE SUZANNE. Par contre…, Il prend son temps pour allumer sa pipe, puis continue. Par contre, elle écoute notre conversation.

_ Co… Comm … Comment ? demande le Parrain qui se remet à tousser.

_ J’aime bien l’électronique. C’est mon violon d’Ingres. Avec mon frère, Joe, nous avons réalisé un petit émetteur que voici, dit-il, en ouvrant le sac posé sur la table.

Consternés, les békés s’affalent sur leur chaise au fur et à mesure. Justinien porte le coup de grâce :

_ Une dernière chose avant de partir, Monsieur DULIERRE – DE SAINTE SUZANNE. Mon égo a été très touché par le montant que vous aviez investi pour me tuer : 10 000 seulement, c’est peu.

_ Non, 20 000, Monsieur KICOUPES, 20 000. 

Mardi 19 juin 1962, 16 heures 04

La Convention

Spira (Gaule)

Justinien est à la tribune. Il baisse légèrement les micros pour qu’ils soient à sa hauteur. Ces quelques secondes lui permettent de respirer et de se calmer. Il a usé d’une astuce pour parler ce soir. Il tente le tout pour le tout. En demandant d’intervenir dans le cadre d’un rappel au règlement, il est autorisé à intervenir. Mais le président de l’hémicycle sera très attentif à ses propos. Il faudra jouer fin.

_ La parole est à Monsieur Justinien KICOUPES pour un rappel au règlement, annonce le président Jacques CHABIN-DEPLUS.

_ Monsieur le président, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de vous témoigner ma profonde reconnaissance pour la sympathie que, tous, vous avez témoignée pour la cause que j’ai toujours défendue ici et qui est évidemment une cause gaulienne… Aujourd’hui, je solliciterai de la part de Monsieur le président une extrême bienveillance à mon égard. Je ne dirai absolument rien qui puisse enfreindre le règlement… Je veux simplement solliciter de vous une aide afin de faire cesser une situation dramatique et éviter en Marronie de nouveaux déboires… Monsieur le Président, je m’étais déjà adressé à vous pour vous demander de m’aider dans ma tâche de parlementaire. Vous avez fait ce que vous avez pu. Or, ne voilà-t-il pas qu’au moment où je parlais à la tribune de la Convention, le sang coulait en Marronie gaulienne… Voilà pourquoi, Monsieur le Président, je sollicite votre bienveillante intervention…

_ Monsieur KICOUPES… dit le président pour essayer de lui couper la parole.

_ Et je fais appel aux sentiments de solidarité de mes collègues de la Convention…

_ Monsieur KICOUPES, c’est moi qui préside. Veuillez m’écouter.

_ C’est peut-être la dernière fois que j’interviens dans cette assemblée. Je veux avoir la possibilité de défendre la cause de mes compatriotes. Tous les leaders politiques de la Marronie sont en prison. Il faut que ma voix s’élève…

_ Si vous poursuivez, Monsieur KICOUPES, vos paroles ne figureront pas au Journal Officiel… Vous avez des moyens réglementaires de vous faire entendre dans cette assemblée… Je vous demande donc de bien vouloir les utiliser. Si vous désirez que le président de la Convention facilite votre tâche, ce qui est son devoir, il le fera volontiers. Mais ce n’est pas en ayant recours à un rappel au règlement, parfaitement fallacieux, que vous obtiendrez satisfaction… Venez me voir dans mon cabinet. Je vous donnerai les avis et, le cas échéant, les conseils que vous souhaitez. Mais la Convention ne doit pas être saisie d’un sujet qui ne figure pas à son ordre du jour, par le biais d’un rappel au règlement qui, je le répète, est parfaitement artificiel.

_ Une première fois, Monsieur le Président, vous m’aviez dit…

_ Monsieur KICOUPES, vous n’avez plus la parole. Je vous l’ai retirée.

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