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Mardi 14/02/1950   17 heures 22

Saint Valentin

Place Guillotin

Port Liberté, Tulukéra

Le banc des Sénateurs est un lieu privilégié de Port Liberté. Il se trouve sur le côté nord-est de la Place Guillotin. Pour y être autorisé à prendre place, il faut, au minimum, avoir les tempes grisonnantes, n’être plus en activité et être reconnu comme résident de Port Liberté. Les hommes, sans discrimination aucune, se réunissent entre eux pour parler de tout, et surtout de rien. Ils refont le monde et dissertent allègrement sur les évolutions (négatives, pour la plupart d’entre eux) de notre société.

Une fois de plus, la discussion revient sur l’allocation accordée aux vieux travailleurs. Ils sont assez irrités que le ministre des finances intervienne dans toutes les tentatives du ministre du travail pour améliorer le quotidien des vieux travailleurs salariés d’outre-mer. Le député (élu de la Nation) Valentin Aurel avait, le 20 janvier dernier, attiré l’attention de la Convention sur le désaccord prolongé entre les deux ministères et les conséquences qui en résulteraient. Pour sa part, le Secrétaire d’Etat aux Finances et aux Affaires économiques s’est abstenu d’intervenir, gêné sans doute par les propos du député. Du coup, après la déclaration de Seguelle disant qu’il lui paraissait possible d’augmenter de moitié l’allocation aux vieux travailleurs d’outre-mer, les débats furent plus sereins. Ainsi donc, pour l’année 1950, l’allocation aux vieux travailleurs salariés de Madinéra, de Tulukéra, de la Marronie et de l’île Bourbon percevront, selon leur situation 18 000 ou 22 000 F au lieu de 12 000 ou 15 000 F.

Cette nouvelle rassure les Sénateurs qui, une fois n’est pas coutume, se proposent de trinquer dans le bar de Madame Adélaïde qui se trouve non loin.

Déméter FOLGARENCE qui, comme à son habitude, se promenant sur la place, croise les joyeux vieillards qui se rendent dans le bar pour leur libation. Il est convié par l’un d’eux à se joindre à cette petite fête improvisée. Il accepte volontiers la proposition. Il ne tarde pas à constater que dans ce groupe, il y a son adversaire politique juré, Valentin Aurel. Craignant que la collation ne se termine en pugilat, Déméter reste sur le côté gauche du groupe de marcheurs. En entrant dans l’établissement, ce qui devait arriver arriva :

  • Eh bien voilà que les pique-assiettes se présentent dès qu’il s’agit de boire un coup gratuitement ! On les reconnait ceux qui font mine d’être sobres, mais qui ne perdent pas une occasion de lever le coude !
  • Monsieur le Député, je ne vous permets pas !
  • Mais moi, je me permets.
  • Votre insolence vous perdra, Monsieur le Député.
  • Si fait, si fait ! Monsieur le Conseiller général. Au lieu d’étudier les textes pour voir comment appliquer au mieux ces nouvelles dispositions plus avantageuses que j’ai pu obtenir de haute lutte pour nos vieux travailleurs, vous vous joignez à nous en catimini pour quémander une boisson !
  • J’en ai autant à votre actif. Nous sommes en pleine session parlementaire et vous faites la tournée des bars comme le dernier poivrot de la place.
  • Vous m’insultez, Monsieur !
  • Je vous réponds sur le même ton que vous avez utilisé à mon endroit.
  • Vous me le paierez.
  • Mes électeurs s’en chargeront. Vos magouilles électorales ont été dénoncées. Avec les nouvelles cartes d’électeur et leur distribution sécurisée, vous ne pourrez plus faire voter les morts ou les personnes malades et impotentes. Vous êtes démasqué ! Les voleurs-tricheurs-menteurs seront bannis de la Convention. Vous le premier !
  • Vous méritez que je vous flanque dehors à la hussarde !
  • Faites-le devant témoins. La loi est pour moi. C’est vous qui m’agressez !
  • Je me retiens de vous donner un soufflet !
  • Si vous portez atteinte à mon intégrité physique, et devant témoins, vous irez en prison, Monsieur le Député. Allez-y, frappez-moi si vous êtes un homme !

Les deux hommes se rapprochent l’un de l’autre. La violence contenue chez l’un se manifeste par des poings fermés prêts à cogner. Chez l’autre, un tremblement des lèvres avec un petit épanchement de salive apparait. Voyant que les hommes politiques sont capables d’en découdre en public, les vieillards les écartent en leur conseillant de rentrer chez eux.

Lundi 25/12/1950     11 heures 02

Noël

Parvis de la cathédrale

Port Liberté, Tulukéra

Pour être athées, les soviétiques n’en sont pas moins des hommes publics, et ils ne rechignent pas de se rendre dans la maison de Dieu. Karl Marx a écrit que la religion est l’opium du peuple. Mais l’église est le point de rencontre des brebis égarées. Le politicien, tout comme le prêtre, se donne pour mission de montrer à ces bonnes âmes le chemin à suivre. Pour l’un se sera l’isoloir et pour l’autre le confessionnal.

Ainsi donc, nos deux députés soviétiques prennent un bain de foule à la sortie de la messe du jour de Noël. Quand la foule se dissipe, ils se rapprochent des marches du tribunal pour échanger à l’abri des oreilles indiscrètes. Ils invitent trois militants de la première heure à se joindre à eux. Geny Archibald, la députée commence la première :

  • Vous savez ce que Déméter à oser dire samedi à une conférence électorale ?
  • Je ne sais pas trop. Mais on m’a rapporté que ce n’était pas beau, répond Roland Girardin, également député et membre fondateur du parti.
  • Je vous le cite en gros « Dans l’intérêt du progrès de Tulukéra, nous avons réalisé l’union des deux forces que constituent le Parti soviétique et celui des socialos. L’Entente prolétarienne est en effet indispensable à une bonne administration de la ville de Port Liberté. C’est du reste dans ce but que nous avons conclu le pacte avec le parti des socialos, lequel réunit une bonne fraction des travailleurs ».
  • Ouais. Y’a pas de quoi fouetter un chat.
  • A part le fait qu’il a ajouté, je le cite toujours « Nous, soviétiques, nous disons que nous sommes décidés à subir toutes les vexations pour que cette alliance soit durable », fin de citation.
  • Je vois Geny. Déméter est sympathique, énergique et efficace. Par contre, il est incontrôlable. Déjà, en 1947, il avait fait alliance avec la droite réactionnaire pour la mairie de Port Liberté. Ce qui lui a permis d’avoir le poste de Premier adjoint. Comme il ne s’entendait pas avec le maire, le Docteur Aurélien Bourguignon, il y a eu cette démission d’une bonne partie du Conseil municipal. Ce qui nous amène aux élections du 7 janvier. Ne faut-il pas craindre qu’il s’allie à nouveau avec la droite réactionnaire pour sauver son siège ?
  • Je crois que la question est là, Camarade. Veut-il sauver « son » siège ? demande Septpolin.
  • C’est à se demander, si la politique ne lui monte pas à la tête ! rétorque Agésilas Ebène.
  • Bon. Je pense qu’il faut que je lui parle et qu’on lui donne des consignes pour les élections. On a des alliés, ce sont les socialos. Il n’est pas questions que l’on s’acoquine à nouveau avec la droite, dit Roland Girardin.
  • Et s’il n’obéit pas la ligne du parti ? Que ferons-nous ? demande Geny Archibald.
  • Eh bien, nous prendrons les mesures qui s’imposent.
  • Lesquelles ?
  • Les plus radicales.

Mardi 9/01/1951     19 heures 37

Sainte Alix

Près de la plantation de Delgar

St Francisque, Tulukéra

La végétation de Tulukéra est verdoyante et luxuriante la journée. Elle peut présenter un aspect plus inquiétant de nuit. Les grands arbres majestueux le jour deviennent des repères pour une faune hétéroclite qui se côtoient allègrement à la tombée de la nuit. En s’enfonçant dans les bois, le citadin entend des bruits bizarres. Il s’agit des animaux qui y vivent la nuit. Criquets, crapauds, scieurs de long, chauves-souris, et autres racoons se plaisent et se complaisent dans l’obscurité. S’ils sont dérangés par l’homme, ils détalent rapidement ou s’envolent à grands battement d’ailes. Il en est du crabier, grand oiseau de couleur grise, faisant près de 70 centimètres de haut qui a la vertu de rester immobile pendant des heures jusqu’à ce qu’un crabe ou qu’un autre crustacé passe à portée de son bec. Là, d’un geste vif, il attrape l’importun et fait son diner de la carcasse du décapode, dédaignant les pattes et les pinces pas assez charnues qui gisent comme des affligeantes natures mortes.

A deux kilomètres de la maison de maître où les usiniers ont l’habitude de se rencontrer, un groupe d’individus s’est donné rendez-vous dans la pénombre d’une lune voilée. Les ruines du moulin sont assiégées par les tentacules d’un figuier maudit. Cet arbre dont on dit que les esclaves en avaient planté des graines lors de la construction de ces édifices afin qu’il soit détruit par la force de la nature. Toutes les bâtisses abandonnées sont la proie de ce géant de la forêt. Pour certains, elles sont le lieu de cérémonies sataniques ou maléfiques. Il en est de même du fromager, arbre immensément haut, recouvert d’épines, moins que le lépini certes, mais avec des racines qui débordent en contrefort. Lors de sa floraison, les fleurs répandent au gré du vent, et très loin, des graines entourées de kapok, cette petite houppe de coton qui était utilisée pour les oreillers des indigents.

Ainsi donc, dans cette nuit sans lune, les comploteurs s’installent dans les entrailles de cette ruine qui permettait autrefois de broyer la canne fraîchement coupée par des esclaves sous un soleil brulant pour en tirer le jus afin qu’il soit traité jusqu’à en obtenir du sucre, du sirop batterie et après distillation, du rhum. Il y avait pas moins de 240 moulins à Tulukéra, un siècle auparavant. Les plus anciens étaient mus par des animaux (des mulets ou des bœufs). Ils avaient été importés par des hollandais vers 1640. Ils offraient l’avantage de pouvoir être placés n’importe où. Il suffisait d’avoir un cheptel conséquent car ces bêtes de sommes étaient vite épuisées. Vinrent ensuite les moulins à vent qui captaient l’énergie éolienne avec leurs 4 ou 6 ailes déployées face aux alizés. La dernière génération, les moulins à eau utilisaient la force des courants des rivières. On en trouvait surtout dans les Terres basses. En 1870, on comptait 63 moulins à vapeur, 79 à eau et 70 à vent. Depuis, avec l’évolution des progrès techniques, les moulins perdirent de leur importance et ce sont les usines qui broyèrent la canne.

A la lueur d’une lampe tempête, on devine les instigateurs, affublés de vêtements inhabituels afin de ne pas être reconnus. Ils ont le visage masqué et ont convenu de ne pas prononcer de nom. Ils partiront chacun dans un sens opposé, comme ils sont arrivés. L’identité de chacun doit être préservée. Si jamais l’affaire venait à être éventée, au moins, les comparses ne seraient pas dénoncés puisque les participants ne se connaissaient pas. Seul le coordinateur savait qui il avait convié à ce sinistre rendez-vous.

  • Numéro deux, le coco est arrivé en position d’éligibilité au fauteuil de maire de Port Liberté. Il faut tout faire pour l’en empêcher.
  • Oui.
  • Qu’allez-vous faire ?
  • J’ai deux chauffeurs comme qui dirait qui me sont dévoués. Ils doivent le chopper comme si c’est un accident. Mais il se promène souvent avec des gus, comme si ce sont des gardes du corps. C’est pas facile !
  • Trouvez une solution, Numéro 2. Le temps presse. Numéro 3, où en est le poison ?
  • C’est bon. On l’a. Jeudi, on va déclencher une bousculade à la mairie lors du vote pour le fauteuil de maire. Là, pendant le tumulte, deux de mes hommes seront présents pour soi-disant le protéger, mais ils le piqueront avec une bague pleine d’une substance létale à base de mancenillier, de siguine et de manioc. Ce sont des produits naturels qui seront difficilement identifiables. On a fait l’essai sur un chien et sur un bœuf, les deux sont passés de vie à trépas en moins d’une heure.
  • C’est garanti ?
  • 100%. Il en aura pour trois heures tout au plus.
  • Ne vous faites pas prendre !
  • C’est garanti efficace et discret.
  • Parfait. Numéro 4, vous aviez pour mission de faire un attentat lors des conférences électorales. Je n’ai rien vu. Alors ?
  • C’était trop risqué pour mes hommes. Il faut dire que le bougre prenait ses précautions. Il savait que l’on voulait sa peau. Il se méfiait de tout, et de tous.
  • Plus question de tergiverser, Numéro 4. S’il le faut prenez une autre équipe qui ne vous connait pas et soudoyez-les fortement pour qu’ils neutralisent le bonhomme. Nous n’avons que deux jours. Que proposez-vous ?
  • On a envisagé l’agression mortelle à son domicile ou chez sa maîtresse, mais, non seulement il y a sa famille, mais en plus, il fait des molosses dormir avec lui. C’est pas évident.
  • M’en fout ! Je veux du résultat. Les enjeux sont suffisamment importants pour que vous vous remuez le croupion et que vous le tuez !
  • Mais …
  • … Il n’y a pas de Mais ! C’est un ordre ! Maintenant, dispersez-vous comme vous êtes venus. N’oubliez pas : il faut absolument tuer Folgarence avant jeudi !

Mercredi 10/01/1951     21 heures 05

Saint Guillaume

Cimetière de Darcebourrier

Port Liberté, Tulukéra

Sur le territoire de Port Liberté, dans le sud, il y a l’énorme site industriel de l’usine Darcebourrier. Elle fut fondée en 1869 sur les terres d’une habitation qui existait dès le XVIIIème siècle. Les seuls vestiges qui restent de ce passé prospère est le cimetière que l’on trouve sur le flanc Est du morne. Il y a une douzaine de tombes dont la plus ancienne remonte à 1808. Le mur d’enceinte en maçonnerie de pierre calcaire est envahi par les racines des figuiers maudits. La grille en fer n’est plus qu’un tas de rouille informe. Les allées sont ravagées par les herbes folles. Les tombes aussi sont la proie facile des racines dévastatrices. Les stèles en marbre accusent l’injure du temps. Les pierres tombales fêlées ou cassées laissent entrevoir l’intérieur des sépultures. Des accessoires lapidaires jonchent ici et là.

La vue nocturne sur l’entrée de Port Liberté est belle. Quelques fanaux indiquent le chenal. Sur l’îlet à porc, en face, on aperçoit les lumières de quelques riches demeures. Les reflets moirés de l’onde donnent au paysage une quiétude funeste.

Dans cette nuit noire, la lune éclaire faiblement ce lieu de repos éternel. Il est troublé par la présence de trois individus dont les silhouettes ne permettent pas de discerner s’il s’agit d’hommes ou de femmes. Ce sont assurément des individus travestis pour ne pas être reconnus au détour d’une rencontre inopportune. Les déplacements furtifs avec des regards vers l’arrière montrent que les visiteurs du soir ne veulent pas faire de mauvaises rencontres. Le lieu du rendez-vous est devant la tombe d’un ancien négociant bigourdan.

Les comploteurs arrivent pratiquement ensemble, mais par des chemins différents. Les chuchotements sont imperceptibles. Deux fioles contenant un violent poison à effet retard sont données par le personnage de plus haute taille aux deux autres protagonistes. La première sera utilisée à la mairie quand Folgarence demandera à boire. C’est son habitude de boire beaucoup quand il est en réunion. Tout a déjà été organisé avec des agitateurs. Le scandale et les échauffourées à la mairie permettront de détourner l’attention pendant que l’on versera le liquide létal dans la limonade. S’il ne demande pas à boire à la mairie, il y a de fortes chances qu’il se rende au siège du parti pour fêter l’installation au siège de maire. Là il suffira de verser discrètement le contenu de la seconde fiole dans une boisson qui lui sera donnée. La cause étant entendu. Les visiteurs du soir jurent de garder le secret et se séparent dans le plus grand silence.

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